D’air et de fracas – 16/10/2022

Un dimanche, tu prends le train, avant ça déjà il faut prendre le tram, sur Angers le tram du dimanche c’est comment dire, un tram fantôme, parce qu’avant ça déjà tu as déposé ta voiture sur un parking gratuit – tu pars une semaine, la valise chargée des œuvres Artcena et de contes en tous les genres pour le LABO – bref évidemment chargée comme une mule ou comme zézette disent ceux-celles qui te connaissent, des fois je réponds c’est le poids de la Culture, putain elle pèse ce matin la culture, la vache.

Le tram : 16 minutes d’attente. Évidemment. É-videm-ment. Activation du cortex animal : trouver solution vite sinon rater train.

Je m’approche d’un groupe de 3 messieurs tout bien sur eux, café thermos au cul du SUV, et je bredouille si par hasard ils se dirigent vers la gare. Je n’ai pas le temps d’énoncer quoique ce soit; l’un d’eux yeux bleus rides bien entretenues me parle en anglais, évidemment je veux de l’argent c’est évident de l’argent elle a pas de quoi pas de billet rien, rire sarcastique, j’en reviens pas, il me tourne le dos avec son petit café chaud, son english blouson, il n’y en a qu’un des 3 qui semble un peu… – tiens je ne trouve pas le mot sans être insultante, parce qu’à leur insultant mépris je ne réponds pas, dedans ma valise y’a des putains de bouquins qui ne parlent que de cela, la violence humaine, la bêtise, les monstres n’existent pas il n’y a que des petits machins en tenue d’homme, mais dedans y’a plus rien qui vibre, les monstres sont enfermés dans la littérature dans ma valise, eux en face ils font même pas le poids du monde et pourtant ce sont eux qui pèsent sur le monde, – moi et ma valise, et mon cœur que je ramasse, on y va. Bordel, on y va à pied. On sait que si on garde son cœur près de soi, sans céder aux larmes, on sait que ça va répondre.

La Vie.

Celle-là même qui les as désertés ces 3 guignols, on file à pied vers la gare, en sueur, on ne regarde pas l’heure pour ne pas en ajouter, on laisse flotter son esprit, toute façon y’a qu’à marcher vite, avec cette valise incroyable, et on verra si aujourd’hui ça répond.

La Vie. Il me reste 1 chance. Au feu. Tenter le tout : demander à quelqu’un de faire le dernier kilomètre en voiture (c’est le plus dur, rien que de la montée). Ok. J’y suis. Une voiture au feu rouge. Je tente de parler mais le Monsieur ne veut pas ouvrir sa vitre. Et je ne sais pas, il doit lire ma panique. Oui c’est ça. Il SAIT lire la panique. En moins de 2, ma valise est dans le coffre et moi à ses côtés. Le feu passe au vert. On roule, je reprends mes esprits. Le Monsieur s’excuse presque de ne pas bien parler français. Je le regarde, il a la peau noire, et la manière de parler de quelqu’un qui vient de loin, à tous les sens du terme. Il reste 500 mètres, je lui demande d’où il vient. Érythrée. Érythrée. En France depuis 7-8 ans…et tout me revient, y’a une grande douceur maintenant dans la voiture, Érythrée, oui je vois, je lui parle doucement, comme on parle à ceux qui ont fui, tout perdu, je les ai déjà croisés lors des projets de création, eux aussi nous avions raconté leur histoire, dans des livres, dans des spectacles, dans ma valise, la Culture contre la barbarie. Une tentative. De la douceur, la légèreté de ceux qui ont survécu. Vous avez fait un détour, non ? , oui petit, vous avez fait taxi je lui dis, en sortant mon portefeuille, merci merci, mais non… je le remercie infiniment, je lui dis, infiniment merci pour tout.

Pour l’espoir, pour l’humanité, pour la délicatesse. Je suis dans le train grâce à cet homme. Choisir son endroit, choisir son époque, choisir qui on est. S’il nous reste encore bien une chose, c’est la possibilité du choix.